Consuelo A. M., née le 21 avril 1922, a vécu depuis 1963 une vie où plus aucune consolation ne fut possible. Un « desconsuelo » (déchirement) qu’elle a porté jusqu’à sa mort, le 24 janvier 2011 ; dans l’intimité familiale, la dépression, le doute obsédant, la perte inacceptable. Le 13 août 1963, elle accoucha à l’hôpital général d’Alicante, après une grossesse sans histoire, d’un garçon de 5 kg : Antonio C. A., en bonne santé, le jour de la Alborada (le moment le plus important des fêtes patronales d’Elche). Inexplicablement, il mourut quarante-huit heures après (le jour de la Vierge). Effondrée, Consuelo n’eut pas la force de réagir, de demander à voir...
Le personnel de l’hôpital lui présenta un petit cercueil blanc, fermé, où reposait supposément « le pauvre petit ange ». On lui conseilla de ne pas l’ouvrir, afin d’éviter tout traumatisme. « C’était mieux ainsi » ; la fatalité en quelque sorte. L’enfant, lui dit-on, aurait été handicapé à vie. Et Consuelo ne se résigna qu’apparemment ; le doute, toujours le doute, et l’insupportable tabou. Elle plongea dans une dépression qui empoisonna sa vie et la rendit malade. L’hôpital, quant à lui, se chargea, sans doute hypocritement, de mener à bien les démarches d’usage nécessaires à l’enterrement, à la « disparition ».
Le mari, Miguel C. D., un homme effacé, de surcroît ébranlé par la situation, ne réagit pas davantage ; c’étaient des pauvres gens du peuple. La faim les avait chassés d’un village de cette Mancha sans limites, près d’Albacete, le 4 octobre 1955, pour aller chercher du travail à la ville : Elche-Alicante. Consuelo y travailla comme couturière ; tant bien que mal, ils élevèrent trois filles et un garçon, nés en 1950, 1953, 1955 et 1961. Le cinquième, Antonio, arrivé sur le tard, est vraisemblablement un de ces milliers de disparus-vivants qui hantent les rues d’Espagne.
Au village, la République d’avril 1931 et le Front populaire (février 1936) avaient été une magnifique embellie pour les ouvriers agricoles. Consuelo avait brodé nombre de drapeaux du Parti communiste, et aux trois couleurs républicaines. Son père, Antonio, né le 28 décembre 1895, fut arrêté le 28 avril 1939, et fusillé pour « motif de guerre » le 15 janvier 1940, à 6 h 30 du matin, au cimetière d’Albacete (1). Les bourreaux préfèrent l’anonymat de l’aurore. Il était accusé d’appartenir à la casa del pueblo (maison syndicale du village) où se réunissaient et s’informaient, lisaient, les petites gens. Il était « bracero » (ouvrier agricole) ; avec sa mule, il travaillait pour les « caciques » (grands propriétaires) ; il voulait que ses deux filles étudient. La sentence expéditive de condamnation à mort (n° 3621 du gouverneur militaire d’Albacete) le punit pour « adhésion à la rébellion » (2), lui qui défendait la légalité républicaine contre les militaires putschistes ! Son épouse, María del Pilar M. (née le 15 juin 1900, et décédée à quatre-vingt-trois ans), analphabète, en porta le deuil toute sa vie, comme ses deux filles, Consuelo et Pilar. Toujours de noir vêtues. Assise sur sa chaise de paille, sur le pas de la porte, dans sa robe de deuil, la tante Pilar portait fièrement le noir, comme un défi aux franquistes. Dans le village, on connaît le nom des assassins.
Nous avons suivi l’une des petites-filles, Eva C. A., la rebelle, la « rouge », dans ses démarches à Alicante pour réclamer la vérité sur son frère. Première étape : l’hôpital général d’Alicante : l’accueil est froid : « Avez-vous les registres 1963 ? » « Ah, non, ils ont disparu lors d’une “riada” (inondation), allez voir le “juzgado” (tribunal). Nous n’avons les registres qu’à partir de 1976. (Franco mourut en 1975). La secrétaire tape en touche. Au juzgado, même accueil : ne sont disponibles que les registres depuis 1976 ; que sont devenus les autres ? Sans doute détruits. La justice espagnole est encore marquée par le franquisme.
Nouvelle étape : El registro civil (l’état civil). On nous montre les vieux livres de « defunción » : rien sur le décès du petit Antonio. Au registre des naissances, l’employée va demander à Mme la juge, qui répond : « Nous n’avons rien ; en 1966, une inondation emporta les documents ». Avant 1976, il y eut en Espagne beaucoup d’inondations non répertoriées par la météo !
Eva enrage : « Moi, j’ai toujours voulu savoir. Aujourd’hui tout coïncide : je me souviens, j’étais petite, nous attendions le bébé ; ma mère arriva seule dans un taxi. Je n’ai jamais cessé d’y penser. » Munie d’une lettre, signée le 10 mai 2011 par le père encore vivant, et adressée au registre civil n° 2 d’Albacete, Eva cherche une aiguille dans une botte de foin. La lettre du père dit : « J’ai constaté que ni la naissance de mon fils ni la mort ne figurent dans le registre civil d’Alicante. Or, je l’ai vu vivant le 13 août 1963, et en bonne santé. Vu les doutes et le contexte, je veux savoir.» «Antonio est certainement un disparu en vie, comme des milliers d’autres. Il y a sans doute crime contre l’humanité, poursuit Eva. On m’a volé mon frère. L’État doit faire face à ses obligations ; ouvrir une enquête judiciaire et des recherches génétiques. Nous demandons que le cercueil soit localisé, ouvert, et que le corps (s’il existe) soit examiné par un médecin légiste et identifié par test ADN. S’il est mort, nous voulons pouvoir l’enterrer dignement, dans une tombe, avec son nom. »
« Mais je suis convaincue qu’il est vivant. » Créée récemment, l’Association nationale des victimes des adoptions irrégulières, déjà plus de 1 000 cas recensés (El País, 27 mars 2011), a obtenu que le procureur général de l’État renvoie chaque cas aux tribunaux provinciaux concernés ; une première petite victoire. Après la guerre d’Espagne, on évalue à 30 000 le nombre d’enfants de républicains confiés à l’Auxilio social de la Phalange et à des institutions religieuses, volés pour les « rééduquer », confiés à des familles bien-pensantes (franquistes). Par une loi du 4 décembre 1941, Franco autorise à changer le nom et le prénom des enfants ainsi « adoptés ». Il s’agissait, selon le psychiatre du régime, Vallejo Nágera, d’éradiquer le gène du marxisme, d’en rechercher les racines bio-psychiques (3). Jusqu’aux années 1950, ce vol d’enfants faisait partie d’un plan systématique pour éliminer les Rouges, et leurs idées.
On sait aujourd’hui, et cela a provoqué un véritable tsunami dans la société espagnole, que les mêmes réseaux de religieuses sans scrupule, d’avocats et de médecins ripoux, permirent des adoptions illégales jusqu’en 1987, date à laquelle on changea la loi (El País, 20 mars 2011). Dans le cas de Consuelo, l’acharnement fut à la fois politique et mercantile ; la famille de Consuelo paya un très lourd tribut au franquisme. Antonio el Barajeño (le père de Consuelo), comme Juan José, Perico, José María, Sidro, Tate, etc. furent massacrés. Lorsque la famille déterra Antonio de la fosse commune pour lui donner une sépulture décente, elle retrouva sa pipe dans la poche de sa veste. Cette douleur est, pour nous tous, infinie. Pas question d’oublier ! Nous cherchons, les larmes aux yeux et la rage au cœur, une consolation pour que Consuelo repose en paix.
(1) Lettre du 5 mai 1953, n° 29 340, ministère de la Justice, registre civil d’Albacete.
(2) Lettre du 23 décembre 1978, du directeur de la police d’Albacete.
(3) Feuille de service du lieutenant-colonel Antonio Vallejo Nájera, LGA : B-382, Archives générales militaires de Ségovie.
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