Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/05/2012

La corrida: un spectacle franquiste?

 

La corrida: un spectacle "franquiste"?

 

 

 

Une "légende noire" tenace, entretenue de bonne foi par des progressistes, entoure la corrida. Elle aurait été interdite par les Républicains espagnols parce que "fasciste". Cette affirmation relève de l'ignorance la plus totale.

 

Le 17 juin 1931, pour fêter l'avènement de la République (14 avril), le maire socialiste de Madrid, Pedro Rico, organise une corrida (8 toreros), présidée par le futur président Alcala Zamora. En avril 1932, nombreuses sont les corridas du "premier anniversaire", dont celles de Valence. Selon Jacques Durand, le pertinent critique taurin, à la plume "de lumières", sous la République, la tauromachie se socialise[1]; toreros et novilleros se structurent; les organisations républicaines célèbrent des corridas pour aider les chômeurs, les déshérités, les œuvres sociales. En 1934, le gouvernement républicain supprime même l'interdiction faite aux femmes de toréer, au nom de la libération de la femme.

 

La "temporada"(saison) 1935 verra se produire les grands "maestros" Marcial Lalanda, La Serna, Manolo Bienvenida, Domingo Ortega, Cagancho..., au cours de 242 corridas[2], pour exercer leur métier. Peu de "figuras" s'engagent politiquement par conviction. Domingo Ortega défilera le poing levé le 29 août 1936 à Valence pour les milices populaires et le bras tendu lors de la "corrida de la Victoire", le 24 mai 1939 à Madrid.

 

Lorsque se produit le coup de force du 18 juillet 1936, beaucoup de toreros se déterminent en fonction de la zone géographique (franquiste ou républicaine), dans laquelle ils se trouvent, même si à Madrid le syndicat des toreros se rallie au gouvernement légal. La plupart des toreros les plus connus se trouvent ou passent en "zone franquiste"(Domingo Ortega, Vicente Barrera, Marcial Lalanda...)[3]. Certains sont aussi de grands propriétaires. Si la Guerre d'Espagne relègue en partie la corrida, dans les deux "zones" ont lieu cependant des spectacles taurins (61 en 1937), à "fortes connotations politiques", imposées par le contexte.

 

On ignore le plus souvent que les franquistes, dans les premières semaines de la guerre, dans les régions qu'ils contrôlent, interdisent la corrida et ne la rétabliront que le 2 octobre 1936. La guerre, la faim, la haine envers les riches propriétaires-éleveurs, déciment de nombreux élevages. Une trentaine de "fers" (marques déposées des éleveurs) disparaissent. La "temporada" 1936 compte 20 corridas en "zone rouge" et 11 côté franquiste.

 

 

 

Il est vrai qu'en juillet 1937, Madrid est menacée. Le danger fasciste se précise. Le gouvernement républicain va s'installer à Valence. Il "suspend" la corrida, non par opposition de principe, mais parce qu'il ne reste quasiment plus de toros en zone républicaine (les élevages sont surtout dans le nord, à Salamanca, autour de Madrid, dans les zones franquistes), de nombreux toreros s'exilent (Cagancho au Mexique, Juan Belmonte au Portugal...). Silvino Zafón est le dernier maestro à prendre l'alternative, le 16 mai 1937, en zone républicaine (Barcelone). Les autorités du Front populaire placent sous séquestre de nombreux élevages, désormais devenus "ganaderias du Front populaire". Une minorité de toreros soutiennent la République: Enrique Torres, Manolo Martinez, Félix Almagro, Félix Colomo, Saturio Torón... Ce dernier mourra au combat comme des dizaines de novilleros, de banderilleros, de la 96ième Brigade Mixte de l'Armée populaire républicaine, connue sous le nom de "Brigade des toreros", et qui combattit sur la plupart des fronts... Une épopée décrite par Javier Pérez Gómez[4] dans un ouvrage documenté. Le 13 août 1936, trois novilleros, à Madrid, avaient dédié leur novillo à La Pasionaria[5]. Antoniete a toujours refusé de toréer devant Franco. Son père fut fusillé par les franquistes en mai 1940.

 

Quant au voile d'infamie dont certains couvrent encore Manuel Rodríguez, Manolete, il est tout simplement infondé, insultant, répugnant. Manolete ne s'affirme vraiment que dans les années 1940. Il débute à Séville le 26 mai 1938. Comment aurait-il pu "toréer des Républicains" pendant la guerre? Manolete n'a jamais pris parti, même si son image (austère), son mythe, ont été instrumentalisés par la dictature. Au Mexique, Manuel a souvent rencontré, sans se cacher, des républicains exilés... Il aima follement une femme libre, une artiste à la réputation sulfureuse, Lupe Sino (Antonia Bronchalo Lopesino), qui fut épouse et veuve d'un officier communiste. "Manolete incarnait l'Espagne meurtrie"[6].

 

Tels sont les faits, rien que les faits, au-delà du contre-productif et bruyant débat "pros" et "antis". La corrida n'est ni de droite ni de gauche, mais un art où se jouent la vie, la mort. Elle exige et mérite le silence. " Il n'y a pas solitude plus sonore ni musique plus muette, que celle du toro dans la nuit de son âme" (José Bergamín)[7]

 

 

 

Jean Ortiz

 

universitaire

 

 

 



[1] DURAND, Jacques, "Sous la cape rouge", Libération, Paris, 10/06/2004.

[2] BENNASSAR, Bartolomé, Histoire de la tauromachie, ed. Desjonquières, Paris, 1993.

[3] Dir. BÉRARD, Robert, La tauromachie. Histoire et dictionnaire., ed. Robert Laffon, Paris, 2003, p. 60.

[4] PÉREZ GÓMEZ, Javier, La brigada de los toreros, Almena ed., Madrid, 2005.

[5] DURAND, Jacques, ibid.

[6] Dir. BÉRARD, Robert, op. cit., p. 63.

[7] BERGAMÍN, José, "La claridad del toreo", in Ecrire la corrida, Actes Sud, Avignon, 1987, p. 59.

 

Les commentaires sont fermés.